Vers une vie libre
- Lêgerîn 2
- il y a 5 jours
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Contre quel genre de mort je combats et quel genre de vie je rejette ?
Analyse d’Abdullah Öcalan faite dans les années 1990.

Les grandes révolutions n’éclatent pas au cœur des civilisations avancées. Ceux qui n’ont pas à se battre pour leur position ne ressentent pas le besoin de faire la révolution. Aussi loin que je m’en souvienne, je sais que je suis une personne qui a du mal à s’aimer. Même le peuple que je représente - ou que j’essaie de représenter – je n’arrive pas à l’accepter tel qu’il est. Lorsque je me remémore mon enfance, c’est mon attitude de rejet qui me vient en premier à l’esprit. Ce fort rejet n’existe pas seulement au niveau émotionnel. Il s’agit bien plus d’une non-acceptation des causes et des circonstances à l’origine de la chute profonde d’un peuple. Ce fait a façonné le développement de ma personnalité, d’abord dans ma famille et dans le village, puis dans la suite de ma vie. Je ne peux toujours pas accepter ce peuple et sa population aujourd’hui : ils se sont retrouvés dans une situation tout simplement inacceptable. Il en résulte quelque chose de très répugnant, une grave léthargie, une grave défaite.
En partageant mes souvenirs, les choses deviendront peut-être un peu plus compréhensibles. Quel malheur d’être issu de ce peuple. Un malheur aussi de venir de ce village, de cette famille. Je ne dis pas cela pour calomnier ou dévaloriser ma propre réalité, mais pour dévoiler mes origines. Les révolutionnaires doivent être fidèles à leur propre réalité. Comment quelqu’un qui a perdu le contact avec sa propre réalité peut-il être un révolutionnaire ? Ne doit-il pas questionner son humanité? Lorsque j’ai reconnu ma réalité désastreuse pendant mon enfance, je me suis posé des questions typiques : Puis-je me sauver ? Puis-je me rejeter ? Rêves d’enfant... J’ai alors souhaité avoir une autre famille, appartenir à une autre nation. Si seulement mes parents étaient différents ! Si seulement j’étais né dans une autre société !
Je me souviens que j’ai souvent eu ce genre de questions et de pensées. Mais à un moment, j’ai compris qu’il n’y avait pas d’échappatoire, qu’il ne devait pas y avoir d’échappatoire. La seule chose décisive était ce fait fondamental... Les rêves et les souhaits d’être différent ne jouent pas un grand rôle. Que peut-on faire dans cet état d’impuissance ? Dans la réalité d’un peuple sans valeurs sublimes, déjà dans la joie de l’abandon de soi, déjà résigné à l’état de damnation, en retard sur l’évolution de l’humanité... La vie est tout sauf digne d’être vécue. Ce village semble paralysé, tout ce qui est national, tout ce qui est social s’est presque complètement dissous. Et dans ce village, cette famille qui peine à se maintenir économiquement. Comment ai-je ressenti ce temps de mon enfance ? À quelles influences ai-je réagi ?
Il y a trop de souvenirs, mais mes premiers pas ont été ceux de la rébellion.
Je me souviens que j’ai commencé très tôt à rechercher l’amitié. Curieusement, je n’ai toujours trouvé d’intérêt qu’auprès d’un enfant dont la famille était en conflit irréconciliable avec la mienne. Nos familles nous ont élevés de telle sorte que nous étions prêts à poursuivre ce conflit plus tard et à protéger l’honneur de nos famille - ce qui signifiait notre destruction. Je ne sais pas si ma recherche de contact avec cet enfant est un signe d’intelligence ou si elle découle du besoin de me défendre. J’avais simplement le désir de me lier d’amitié avec cet enfant. Hasan est devenu mon ami, puis il est malheureusement tombé en martyr. Cette amitié avec lui a été ma première « organisation » secrète, que j’ai dû cacher à ma famille. Je me souviens que j’étais très heureux de marcher avec mon ami dès que nous quittions le village. Mais un jour, ma grand-mère nous a vus et elle a crié à ma mère : « Ton enfant va devenir une personne sans honneur ! » Malgré tout, je n’ai pas trahi mon ami. Même sous la pression des normes sociales, j’ai continué et approfondi cette amitié, bien que sous une forme différente.
J’ai commencé à m’opposer à l’un des principes féodaux les plus importants : je ne veux pas vivre selon les lois préétablies, pas selon les règles du père ou de la mère - c’est ainsi que j’ai fait mes premières révolutions.
Lorsque je fais mes premiers pas dans la société bourgeoise de cette république kémaliste, je manque de confiance en moi, je n’ai pas de grandes ambitions. Je ressens la même impuissance, la solitude de cette société. Mais je vois aussi la nécessité de commencer à emprunter la mauvaise voie. Bien que je ne voie pas de réelle possibilité d’ascension, je me force à monter pas à pas l’échelle sociale. Dans les écoles, j’ai terminé toutes les classes en tête. Jusqu’à la fin de l’université, je n’ai rien compris à cette formation, rien accepté - mais j’étais toujours premier. Il devait y avoir une sorte de résistance intérieure. Réussir à vaincre le système avec le langage du système - mais en réalité ne pas y croire, ne pas vouloir en savoir plus. C’est aussi une manière de lutter que j’utilise encore aujourd’hui. Je prononce certains mots dans la langue que tout le monde comprend, mais j’ai ma propre compréhension quand il s’agit de vivre. Je ne pense pas que ces mots aient un sens pour moi. Je ne suis pas d’accord avec le contenu de ce chemin et je le ressens comme un acte de destruction contre ma propre identité.
C’est là que le révolutionnaire commence à se développer : s’adapter quand c’est nécessaire, mais ne jamais trahir son propre esprit.
Cependant, ne pas vendre ses pensées et ses idées fondamentales parce qu’elles sont nécessaires aux intérêts de son propre peuple. Dans une situation où l’individu pourrait se vendre au système cent fois par jour, ne pas le faire - au nom de sa fierté personnelle. Ce que l’on peut en déduire, c’est que si la famille humaine te considère comme inexistant, si tu ne peux pas élever la voix contre toute l’injustice et que, malgré cette situation, tu ne vends pas ton âme, ce pour protéger l’honneur humain - si tu en es capable, tu peux déclencher beaucoup de choses. S’il doit y avoir des analyses pertinentes sur ma personne, ce contexte pourrait en faire partie. Je suis toujours dans l’incapacité de pouvoir me décrire suffisamment, de manière assez complète....
Il est très difficile de ne pas tomber face à ce déni, à cette pression, et de rester debout, de se maintenir sur ses pieds, de ne pas se perdre. Une grande personnalité doit savoir aller de l’avant sans tomber. Pour certains, le Kurde peut être un solide porteur de fardeaux, une très bonne épouse, un très bon mari. Pour d’autres, le Kurde peut être un très bon soldat, un très bon commandant. Pour d’autres encore, le Kurde peut être un bon travailleur et un bon serviteur, voire un bon intellectuel ou un bon artisan. Mais lorsqu’il s’agit de sa propre identité, de sa propre libération, le Kurde dit : « Je n’en suis pas ». C’est là toute la tragédie.Nous disons : « Vous ne pouvez pas simplement vivre comme vous le pensez. Nous voulons vous convaincre des principes de base de la vie ». C’est notre plus grand combat. Bien sûr, je détermine la manière, le rythme, l’approche, c’est ma liberté. Ma légitimité pour cela est tout ce que j’ai appris à la « Ligue de l’humanité ». Cela me donne la certitude que la pression que je mets est absolument nécessaire et surtout très justifiée. A cet égard, je peux me faire confiance jusqu’au bout. Mes observations m’ont conduit très rapidement à des résultats ; j’y ai gagné un grand avantage.
Tout comme j’ai acquis une force dans le domaine de la parole, j’ai également acquis une force dans le domaine de l’action. Bien sûr, si je compare l’époque actuelle à l’époque de ma faiblesse, j’ai dû apprendre à utiliser cette force à bon escient. Une personnalité qui, enfant, ressent une grande faiblesse par rapport à toutes les valeurs de la société et qui se développe elle-même en position de force, peut être considérée comme capable d’assumer elle-même un rôle de leadership. Il n’est pas très important de savoir si c’est le cas pour moi. Je réfléchis souvent à ce que je suis en tant qu’être humain et à ce que signifie la question du « leadership ». Il est vrai que j’insiste sur le fait que je suis un être humain. Cela peut être basé sur la réalité des gens ou sur la réalité d’une personne - en fin de compte, je choisis d’être humain.
Lorsque j’ai rencontré pour la première fois quelqu’un qui pourrait être aujourd’hui dans une position complètement différente, il m’a dit : « Je me souviens de toi comme d’un ami d’enfance » J’ai été surpris par cette déclaration. En fait, c’est ainsi qu’il a compris la réalité. Lui, qui était éloigné de lui-même par la réalité politique, ne voyait en moi que son ami d’enfance. Il a ainsi dit quelque chose d’essentiel à mon sujet. Cet homme pouvait me voir comme un homme modeste et simple. C’est une indication importante d’une caractéristique fondamentale du leadership. En même temps, il a vu en moi un ami d’enfance. Cela signifie également que dans une position de leadership, il ne faut pas nier ou rejeter sa lointaine et première enfance. Plus généralement encore, il faut faire preuve d’humilité : Il faut être soi-même en possession de l’humanité. Chaque personne, indépendamment de sa nationalité, de son sexe, de son niveau social et politique, doit pouvoir voir une partie d’elle-même en vous. Je pense que toute personne qui fait une évaluation similaire attend de nous un peu d’humanité. Je suis très heureux de pouvoir répondre un peu à ce souhait.
Je suis très impressionné par le fait qu’il y ait encore des gens qui veulent comprendre l’autre et qui veulent trouver quelque chose chez l’autre - cela me donne de l’espoir.
La situation matérielle de notre époque ne m’intéresse pas. Cela n’entre pas non plus dans mon champ d’intérêt - la force d’une nation, le nom le plus fort, l’évolution de l’économie à l’échelle mondiale. Mes centres d’intérêt sont très précieux pour ceux qui se sont éloignés des normes sociales et qui cherchent à nouveau des solutions aux problèmes de l’humanité. Je suis fier de ceux qui s’affranchissent des conditions sociales et matérielles très développées et viennent ici. Je vois dans cette démarche la véritable humanité. Les personnes qui quittent leur situation sûre dans le système, qui n’apprécient pas une vie dans laquelle elles auraient pu satisfaire leurs désirs matériels, sont aussi importantes pour moi, quelle que soit la classe à laquelle elles appartiennent. Malheureusement, elles ne sont pas si nombreuses. Les partisans du matérialisme vulgaire sont plus nombreux qu’on ne le pense. Ce matérialisme vulgaire trouve son expression dans la faiblesse de sa propre nation, de sa propre classe, que ce soit en tant qu’opprimé ou oppresseur, en tant qu’exploiteur ou exploité, mais aussi dans la faiblesse de sa propre famille, dans la faiblesse par rapport à soi-même. C’est ce qui est généralement vécu ; mais ce qu’ils appellent humain ou humanité est exactement le contraire.
Toutes les amies et camarades qui veulent comprendre ma dialectique de la vie doivent comprendre ce qui suit : contre quel type de mort je me bats et quel genre de vie je rejette. Quand je demande : « Que faire ? Comment vivre ? », alors j’ai le monde entier contre moi. La population elle-même et tous les camarades sont contre nous. Le problème difficile - celui que je dois résoudre en tant que leader - se situe exactement là. Si l’humanité, ou certains de ses représentants, avaient compris la vie intolérable de ce peuple et avaient agi, je n’aurais rien à faire. Et si ce peuple reconnaissait ses propres problèmes, ses propres souffrances et ne se laissait pas humilier de la sorte, je n’aurais pas eu à intervenir aussi massivement.Il ne fait aucun doute que je ne fais pas cela pour moi. J’essaie de transmettre ces sentiments, pour lesquels nous nous battons ici, à la population et à d’autres personnes intéressées. Y aura-t-il aussi des personnes d’autres parties du monde qui se considèrent comme des amis ou qui veulent devenir nos camarades ? Notre désir et nos actions sont en eux-mêmes une solution. Nous ne lancerons pas de simples appels à l’amitié. De toute façon, cela ne permet pas de gagner de bons amis et de bons camarades. Mais s’il y a des gens qui portent ce désir dans leur cœur, ils doivent savoir que nous mettons notre pouvoir et notre force illimités à leur service. Il peut s’agir d’une personne ou d’un peuple. Ce n’est pas ici que l’on peut appeler au soutien et à la solidarité avec des « demandes ». Ce n’est pas non plus un signe de grandeur - si vous voulez être grand, menez un grand combat. De telles personnes ont existé dans l’histoire et je pense qu’elles continueront d’exister à l’avenir.
Pour moi, il suffirait de trouver un ou deux amis de chaque nation, de chaque peuple, qui s’adressent à nous de cette manière, mais à condition qu’ils veuillent vraiment mener un grand combat.
S’ils ont cet objectif, ils doivent s’analyser un peu et, si possible, développer leurs propres actions. Le nom de mon parti, le nom de mon peuple est superflu ici. Ceux qui veulent donner quelque chose à l’humanité ne peuvent pas penser en termes de « moi ». Ils ne peuvent pas approuver ces caractéristiques, ces caractères. Sur ce point, je me donne beaucoup de mal. Nous apprécions beaucoup ces personnes à cet égard. S’ils nous comprennent correctement à ce sujet, s’ils se considèrent comme des amis et des camarades au sein de leur propre population, s’ils se rendent compréhensibles et intelligibles pour elle, si ce peuple apprend d’eux à comprendre d’autres peuples - alors je crois fermement que je peux être pour d’autres peuples ce que je suis pour le mien. Sur ce point, j’ai une grande confiance en moi. Si nous développons nos efforts futurs sur la base de cette évaluation, nous pourrons, même avec du retard, développer un bon exemple d’amitié. Venir ici est un signe important d’amitié, cela montre un maillon dans la chaîne de l’amitié.
Abdullah Öcalan

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